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C’est au coeur du magnifique théâtre de l’Epée de bois à la Cartoucherie qu’Emmanuel Ray présente jusqu’au 1er février, son nouveau bébé. Une adaptation moderne et violente et un poil raccourci d’une des oeuvres les plus intenses d’Albert Camus : Caligula.
Caligula, un jeune empereur romain tyrannique et sanguinaire met son peuple et son royaume à feu et à sang, après avoir perdu sa soeur et son amante, Drusilla. Rongé par une douleur terrible et un chagrin incommensurable, cet enfant, dont on a « brisé » les rêves se met alors à désirer l’impossible : décrocher la lune. Quitte, à tout détruire sur son passage et à tuer tous ceux qui l’entoure.
Deux ans de travail, c’est le temps qu’il aura fallu à Emmanuel Ray et la Compagnie du Théâtre en Pièces pour attraper à bras le corps cette oeuvre très difficile d’Albert Camus. Si Caligula, qui se compose de quatre actes, est l’un des succès les plus durables de l’auteur au théâtre, il n’en reste pas moins le plus intense. Notamment parce qu’elle rassemble en elle, tous les maux que notre société peut endurer et qui subsiste malheureusement encore aujourd’hui : la maladie, la folie, la bêtise, l’exagération, la cruauté, la luxure et bien entendu, la manipulation politique. C’est pourquoi, Emmanuel Ray a eu l’idée très lumineuse de couper certaines parties du texte. Résultat, il nous présente une pièce de théâtre fluidifiée, piquante comme il faut, et surtout beaucoup plus pertinente pour le public.
Ce qui nous a frappé dans cette mise en scène, c’est tout d’abord la précision sans faille et la grande justesse avec lesquelles les comédiens interprètent la pièce. Tous, sans exception, transcendent le texte. Ils sont comme habités par leur personnage. Matthieu Genet est époustouflant dans son rôle de Caligula tortionnaire, à la limite de la folie. Tel un funambule, il oscille entre la lucidité d’un ange désillusionné par les aléas de la vie et la cruauté sans failles d’un homme qui désire l’impossible et qui n’a plus rien à perdre. Face à ce grand enfant capricieux, on passe d’une façon déconcertante de l’effroi, à l’attendrissement, et c’est là toute la beauté de la mise en scène d’Emmanuel Ray.
La scénographie plutôt moderne et la recherche sur l’ambiance sonore sont également des points importants à souligner. Le travail sur les effets de réverbérations, sur les échos et sur les changements de hauteur -notamment lorsqu’il s’agit de la voix des sénateurs- installe le public dans une situation inconfortable, d’angoisse profonde tout au long de la pièce. Une sensation désagréable qui nous prend au tripes et ne nous relâche que deux heures plus tard. Quant à la scène, dépouillée au maximum de ses fioritures habituelles, elle met en relief les aspects psychologiques des personnages. Ici, le grand plateau en inox suspendu dans les airs devient à la fois une table de banquet, mais également un couperet mortel et le miroir dans lequel chacun d’entre nous se reflète et reconnaît son propre « Caligula ». Ce monstre infâme et à la fois cet ange déchu qui, comme le prétendait Albert Camus, se cache et sommeille en chacun de nous.
A travers cette adaptation de l’oeuvre phare d’Albert Camus, Emmanuel Ray met tout en oeuvre pour nous offrir un grand moment de théâtre. Une pièce dont on ressort frissonnant, les yeux ébahis et le souffle court.