Nous avons été frappés par l’intensité du jeu des comédiens



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Ce Jeudi 8 Janvier 2015, avant la représentation de CALIGULA, la troupe du spectacle s’est avancée sur la scène pour rendre hommage aux victimes des terroristes dans les locaux de Charlie Hebdo, la veille. Très émus, la petite fille de CAVANNA a évoqué les dessinateurs qu’elle connaissait bien et le metteur en scène Emmanuel RAY a prévenu les spectateurs que les comédiens émotionnés seraient peut être maladroits ce soir-là.

Il est vrai que jouer la pièce de CALIGULA dans ce contexte amplifie les interrogations qu’elle soulève. Difficile d’imaginer que la réalité puisse être pire que la fiction.
Caligula, ce jeune empereur qui transforme « sa philosophie en cadavres » est un terroriste d’état. Les paroles de Cherea, son adversaire, pourraient se retrouver dans la bouche de tous ceux qui luttent contre la tyrannie :

Sans doute ce n’est pas la première fois que chez nous, un homme dispose d’un pouvoir sans limites, mais c’est la première fois qu’il s’en sert sans limites, jusqu’à nier l’homme et le monde. Voilà ce qui m’effraie en lui et que je veux combattre. Perdre la vie est peu de chose et j’aurai ce courage quand il le faudra. Mais voir se dissiper le sens de cette vie, disparaitre notre raison d’exister, voilà ce qui est insupportable. On ne peut vivre sans raison

Troubles de la personnalité, troubles d’identité, pourraient figurer en marge d’un diagnostic psychiatrique pour cerner le personnage de Caligula. Caligula est fou d’exister sans comprendre pourquoi il existe. Mais sa grammaire est celle qui est dévolue à tout individu, c’est le moi je de la vie et la mort qui ne se conjugue que dans la solitude et le désespoir.

Lorsque l’un de ses interlocuteurs Scipion, lui dit qu’il est seul, Caligula rétorque que c’est le contraire, qu’il est entouré par les morts et qu’il communique mieux avec eux qu’avec les vivants.

Le bonheur de vivre simplement n’intéresse pas ce personnage en quête d’impossible, qui ne cesse de réclamer à Hélicon, son ancien esclave, la lune.
Dans sa note d’intention le metteur en scène met en exergue cette phrase « CALIGULA est en chacun de nous, ce monstre ou cet ange que vous portez en vous ». Caligula exerce son pouvoir de mépris vis-à-vis de l’homme qui ne serait pas digne de vivre parce qu’il ne répond pas à ses attentes.
Quelle est donc cette frontière entre la pensée et l’acte ? Entre l’idée de la mort et la mort elle-même ? Le théâtre a cet apanage de rendre réels sur scène des personnages intemporels qui interpellent notre présent.

Il y a un aspect cabalistique dans la mise en scène d’Emmanuel RAY qui représente en quelque sorte l’atmosphère mentale de Caligula, lequel multiplie les morts autour de lui comme s’il voulait combler cette frontière entre la vie et la mort. Cela fait penser à ces cérémonies animistes qui font intervenir les morts porteurs de masques. Plusieurs scènes retiennent particulièrement l’attention, celle où Caligula se transforme de façon obscène en dieu vivant, celle aussi où il provoque les poètes symbolisés par des ballons qui éclatent comme des bulles de savon.

Un énorme monolithe suspendu par des courroies en fer nargue tous les vivants sénateurs qui s’affairent autour du tyran, D’une beauté impassible, il a cet aspect impossible du regard de la mort.

La mort ne cesse de rôder au milieu des vivants, elle est exaltée par Caligula qui meurt comme s’il était en train de jouer en criant à ses adversaires « Je suis encore vivant ».
C’est une mise en scène intense et troublante qui introduit la chair dans les mots de Camus. Cette vision charnelle, terriblement charnelle apporte sa dimension métaphysique au personnage. Le monolithe par ses reflets ardents, évoque la lave des volcans, tandis que les personnages sont en train de brûler dans leur âme et conscience sous le brasier des paroles meurtrières de Caligula.

On pourrait croire que Caligula exerce une religion de la mort qui intoxique tout son entourage, tout devient mascarade car la peur de la mort annihile les forces des vivants.
Les références religieuses, animistes, christiques, antiques, _ la tribune des sénateurs pourrait rappeler la cène de Jésus avec ses douze apôtres – reviennent en boomerang.
Nous avons été frappés par l’intensité du jeu des comédiens notamment par celui de Mathieu GENET, Caligula, et celui de Mélanie PICHOT, Caesania,

Violente mais sobre, la mise en scène d’Emmanuel RAY impressionne aussi par sa beauté. Dans les décombres de cette farce terrible jouée par Caligula contre les hommes et contre lui-même, oui, on entend aussi parler les morts, et parmi eux des poètes et artistes, PASOLINI et tout récemment CHARB et ses amis.