Un audacieux patchwork



LE DERNIER CHANT au Théâtre de l’Épée de Bois 

Une interprétation de grande qualité pour ce spectacle réalisé à partir de textes d’Anton Tchekhov. Un audacieux patchwork composé d’une pièce courte (le Chant du Cygne), d’extraits de nouvelles (Elle et Lui, le Baron) et de passages de lettres échangées avec Olga, sa comédienne fidèle devenue son épouse après six années de relation épistolaire d’une grande richesse littéraire témoignant entre autres d’un même et bel amour du théâtre.

Proche des comédiens et du théâtre en général, qu’il servit de plusieurs chefs-d’œuvre, Anton Tchekhov voue une fascination évidente pour tout ce qui touche à l’art de la représentation et à ses alentours. Il décrit avec précision et humour les bruits et les saveurs de la gente théâtrale, le dévouement quasi mystique qui transcende souvent la vie de ces nombreux artistes, leur abnégation dans leurs doutes comme dans leurs gloires.

Nous sommes plongés d’emblée dans la mise en abyme du théâtre par lui-même. Un plateau reconstitué sur le plateau où tout se joue, ou presque. Nous allons rencontrer tout le long d’un chemin surprenant et pathétique, des personnages de théâtre, troublants et touchants.

Nous commençons par la beauté et la lumière que le spectacle sait faire briller de tous ses éclats. Une cantatrice vient saluer le public sous des ovations dignes de la Calas. Elle ne dit rien, soulagée, elle est heureuse et émue. C’est tout, juste cette scène. C’est beau et étonnant. Débuter un spectacle par une fin, cette fin, comme un hommage vibrant et chaleureux à l’espérance du succès, son aspiration majeure, son rêve renouvelé.

Puis s’ensuivent les dévoilements plus secrets de ce qui se cache dans les coulisses ou dans les antres du théâtre et de ses antichambres. Un souffleur amoureux des textes nous entreprend, cocasse, rieur et drôle. Lui qui sait mieux que certains comédiens ce qu’il convient de faire et qui finira par craquer et leur montrer. Le secrétaire et mari de la cantatrice arrive. Il nous dit combien il ne peut voir son épouse que comme une muse brillante et talentueuse, nous la décrivant, comme s’il se parlait à lui-même, avec l’infamie de l’horreur du regard d’un homme déçu, jaloux et perdu dans son intimité.

Nous allons ensuite dans les loges retrouver en pleine nuit, un comédien endormi par son ivresse, l’alcool remplaçant la compagne, l’ami, le confrère, qui ne sont jamais là. Il décrit les affres des artistes vieillissants, cantonnés aux petits rôles ou oubliés des directeurs de théâtre. Pris dans son élan, interpellant le souffleur qu’il a réveillé, il déclamera pour nous et sans doute surtout pour lui, les tirades glorieuses de son chant de cygne.

Le spectacle se referme par la venue d’une ancienne comédienne, passant caresser du regard et de mots troublés, échappés de sa mémoire incertaine, ce théâtre qu’elle semble tant aimer. Comme un au revoir ou un adieu, comme le dernier chant.

L’adaptation d’Emmanuel Ray et la mise en scène de Mélanie Pichot servent avec adresse et précision le parti-pris de la mise en valeur des textes de Tchekhov, des couleurs variées avec lesquelles il dépeint son hommage au monde théâtral. Mêlant adroitement monologues, jeux et tableaux vivants. Du bel ouvrage.

Avec le comédien Fabien Moiny (truculent), ils jouent tous les trois cette partition avec une fougue, une dignité et une sincérité saisissantes. C’est très réussi.

Les doutes et les passions des artistes, leurs histoires faites de lumières et d’ombres, de joies et d’espoirs, de désillusions aussi, se trouvent magnifiés ici par un spectacle d’une beauté touchante. Une splendide ode au théâtre que je recommande vivement.

Frédéric Perez le 19 avril 2017