Matthieu Genet, interprète de Caligula…



Ex-libris 

28 février 2015       

« Une grandeur métaphysique indéniable » : Caligula de Camus, par le Théâtre en Pièces. 

Matthieu Genet, interprète de Caligula, dans la mise en scène d’Emmanuel Ray

Mardi février  2015, les spectateurs du Théâtre de Saumur étaient invités à philosopher avec Camus. La Compagnie du Théâtre en Pièces y jouait Caligula, une pièce que le philosophe-dramaturge avait voulue, dès 1937, comme une « méditation active et mimée sur le sens de la mort ». On sait que le romancier fit appel au théâtre pour préciser la pensée de L’Etranger et du Mythe de Sisyphe ; selon lui, bien loin d’être une « pièce à thèse », rien n’est plus dramatique que Caligula.

L’œuvre connut une longue gestation, de 1937 à la rédaction en novembre 1939. Objet de plusieurs manuscrits, elle fit l’objet de deux éditions en 1944, subit des modifications après la première représentation en 1945. Celle-ci eut lieu au Théâtre Hébertot, dans une mise en scène de Jacques Œttly. Gérard Philipe y était Caligula, Georges Vitaly, Hélicon et Michel Bouquet, Scipion. Un dernier remaniement eut lieu lors du Festival d’Angers ;  Camus avait alors lui-même fait la mise en scène de sa pièce. C’est cette version qui fut reprise en 1958 par le Petit Théâtre de Paris et qui sert de base à l’édition définitive de la même année. Dans ses « Notes de travail », le metteur en scène, Emmanuel Ray, précise qu’il a souhaité « prendre à bras le corps cette œuvre. La mettre en évidence ». « La langue de Camus, la parole, le cri. Une pensée d’aujourd’hui, toujours d’actualité », voilà ce qu’il a désiré mettre en scène.

Dans le premier manuscrit, Camus écrit : « Décor : il n’a pas d’importance. Tout est permis sauf le genre romain. » La pièce sera donc jouée en costumes modernes : Caligula porte une veste et un pantalon de cuir rouge (la pourpre impériale), sur une chemise grise dont le col rappelle le mouvement de la toge romaine. Les sénateurs portent des costumes, aux imposants revers luisants sur des chemises à jabot et Cæsonia arbore deux robes longues avec corset : l’une dans les tons gris et argent, l’autre noire, aux connotations sado-maso. Cherea est vêtu d’un costume blanc et Scipion porte une veste et un pantalon beige, des plus communs. Je dois dire que je n’ai guère aimé ces costumes que j’ai trouvés sans grande invention.

Dans cette pièce où alternent scènes de groupe et scènes plus intimistes, la scénographie d’Emmanuel Ray, d’une rare sobriété, s’attache à « mettre en équilibre ou en déséquilibre le groupe face à l’individu ». Dans cette Rome décadente, l’on y voit s’affronter le tyran Caligula (Matthieu Genet), profondément troublé par la mort de sa sœur très aimée Drusilla, et les sénateurs qu’il humilie et terrorise. Entre ces derniers et Cæsonia, sa maîtresse vieillissante (Mélanie Pichot), Hélicon (Thomas Marceul), son esclave fidèle, Cherea (Jean-Christophe Cochard), son mentor désabusé, et Scipion (Thomas Champeau), le fils de celui qu’il a fait assassiner, se joue tout un chassé-croisé dans lequel chacun cherche à rester fidèle à lui-même ou à sauver sa peau. On notera qu’entre le premier et le deuxième acte, trois années se sont écoulées, le temps de faire éclore un « monstre naissant ».

Outre, à jardin, un fauteuil Louis XVI, symbole du trône impérial, un praticable noir en fond de scène surmonté de micros, d’où les sénateurs prennent la parole, et un triple lustre éclairé, côté cour, l’espace est dominé par un plateau rectangulaire en inox aux deux faces miroitantes. Il s’élèvera et s’abaissera au gré des scènes, devenant soit lit de stupre lorsque Caligula séduit la femme de Mucius (II, 5), soit estrade ou piédestal lors de la « parade foraine » où l’empereur se métamorphose en Vénus (III, 1), soit encore inquiétante machine pour terroriser les sénateurs. Il symbolise sans doute aussi l’épée de Damoclès qui menace tout tyran qui outrepasse ses pouvoirs. C’est d’ailleurs contre ce miroir que meurt Caligula, pressé de toutes parts par les conjurés, dans un cri ultime : « Je suis encore vivant ! » dans les didascalies du texte de Camus, ce miroir est omniprésent.

Sur scène, la musique d’un piano à jardin, jouée par Tony Bruneau, accompagne la transition d’une scène à l’autre, souligne la psychologie des personnages et favorise la création d’une atmosphère particulièrement oppressante. Concourt encore à celle-ci toute une ambiance sonore, atonale et dissonante, créée via un ordinateur et une tablette tactile.

Tous ces éléments contribuent à rendre tangible le parcours d’un Caligula, tout à la fois « angélique et monstrueux ». Matthieu Genet a investi son personnage avec sensibilité et intensité et il porte ce rôle jusqu’au bout sans faillir. Il correspond bien à ce que dit Camus de cet empereur au surnom ironique (caligula : bottine de soldat) : « Ne pas oublier que c’est un homme très jeune, pas aussi laid que le voudrait l’histoire – grand et mince, le corps un peu voûté, il a une figure d’enfant. » Autant il apparaît odieux dans les scènes de caprices meurtriers, notamment dans la lutte au cours de laquelle il oblige Mereia à boire une fiole de poison (II, 10), autant il émeut dans la scène avec Cæsonia où il avoue : « Qu’il est dur, qu’il est amer de devenir un homme. » (I, 11).

Dans ce théâtre de l’impossible, grâce à ce personnage théâtral, directement inspiré de Suétone, et qui éprouve « un besoin d’impossible », Camus nous invite à une réflexion sur la liberté. Caligula y incarne en effet les conflits insolubles dont l’homme est la proie et qu’il cherche à résoudre. Ainsi Caligula dit à Hélicon : « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. » (I, 4) Tout être ne porte-t-il pas en lui une part d’illusions et de malentendu qui est destinée à être tuée ? Alor, seulement, peut se libérer une autre part de l’individu, qui est celle de la révolte et de la liberté.

Mais la liberté sans limites de Caligula, qui se livre à la licence la plus débridée, multiplie les gestes de cruauté, condamne son peuple à la famine et tyrannise les sénateurs, est-elle vivable ? Dans la belle scène 6 de l’acte III, devant un Caligula « exténué », Cherea, son mentor, démonte la mécanique logique d’une telle attitude ? Guidé par « l’envie de vivre et d’être heureux », il explique : « Je crois que l’on ne peut être ni l’un ni l’autre en poussant l’absurde dans toutes ses conséquences. Je suis comme tout le monde. Pour m’en sentir libéré, je souhaite parfois la mort de ceux que j’aime, je convoite des femmes que les lois de la famille ou de l’amitié m’interdisent de convoiter. Pour être logique, je devrais alors tuer ou posséder. Mais je juge que ces idées vagues n’ont pas d’importance. Si tout le monde se mêlait de les réaliser, nous ne pourrions ni vivre ni être heureux. Encore une fois, c’est cela qui m’importe. » Ainsi Cherea participera au complot pour tuer Caligula car il le juge « nuisible ». Camus nous laisse donc entendre que n’on ne peut être libre contre les autres hommes.

C’est toute l’habileté artistique de Camus d’avoir créé ce personnage despotique, qui « tout en étant dans la peau du tyran, […] dévoile l’aberration de sa situation. » Emmanuel Ray le souligne lorsqu’il écrit dans ses « Notes de travail » : « Il faut voir dans le personnage de Caligula davantage un homme qui s’impose d’être un tyran afin de montrer les aberrations de tous. » Empruntant nombre d’anecdotes à Suétone, Camus fait en effet de Caligula un personnage injuste, dépravé, excessif et sanguinaire : il traîne dans la boue les sénateurs, joue avec la femme de Mucius (II, 1) ; pour renflouer le Trésor public, il impose aux patriciens de tester en sa faveur (I, 8) ; il réorganise les maisons publiques à son profit (II, 1) ; il contraint Lepidus à assister à l’exécution de son fils et l’oblige à rire à table après son forfait (II, 5). Et Cherea de souligner son « mot favori » après une exécution : « Ce que j’admire le plus, c’est mon insensibilité. » (IV, 4). Oui, Caligula est bien celui qui est « pur dans le mal », ainsi qu’il le dit à Scipion (II, 14).

Emmanuel Ray ajoute par ailleurs que « ce qui finalement fait sa folie, c’est moins le désir de l’impossible que le pouvoir qui lui donne de passer dans certains domaines de l’ordre du désir à celui des faits ». Et il conclut : « La folie, c’est d’avoir la possibilité d’exercer le pouvoir en étant révolté. »

Dans la scène 1 de l’acte III, victime de sa folle démesure, Caligula ira jusqu’à imiter Vénus, invitant à cette occasion les sénateurs à le vénérer. L’occasion pour le metteur en scène d’imaginer une scène violente et hallucinatoire – inspirée peut-être par les mystères orphiques –  qui montre l’empereur en transe se dévêtir et s’enduire d’une matière huileuse, telle Vénus, « née des vagues, toute visqueuse et amère dans le sel et l’écume… ». Assis en tailleur sur le miroir métallique descendu des cintres, dans la cacophonie d’une musique obsédante et tonitruante, Caligula contraint les sénateurs à se prosterner devant lui et à lui verser leur obole. Si cette scène m’a fait songer à certaines séquences orgiaques du cinéma de Pasolini, je suis plus dubitative quant à la scène suivante qui montre l’empereur se laver dans une vieille baignoire… (Les didascalies de la pièce indiquent que le personnage est couché sur un divan et se met du vernis sur les pieds). D’autant plus que c’est à ce moment-là que l’empereur prononce une tirade très poétique sur la lune, matérialisée par la poursuite située en hauteur à jardin. Il y explique que « par une belle nuit d’août », il a conquis la lune : celle-ci « a franchi le seuil de la chambre et avec sa lenteur sûre, est arrivée jusqu’à [s]on lit, s’y est coulée et [l]’a inondé de ses sourires et de son éclat. »

Dans cette perspective poétique, j’ai beaucoup aimé la scène (II, 14). Caligula et le jeune Scipion, dont il a tué le père, y évoquent la beauté de la nature, « la ligne des collines romaines », « la minute subtile où le ciel encore plein d’or brusquement bascule », « le cri des cigales et la retombée des chaleurs », les chemins noyés d’ombre dans les lentisques et les oliviers… » . Scipion croit un temps que la poésie peut les rapprocher dans une commune humanité mais le lyrisme bascule brutalement lorsque Caligula, après avoir été « caressant », dit : « Tout cela manque de sang. » Le jeune homme comprend alors qu’il a été dupé et « il regarde Caligula avec horreur ». Suit alors une très belle tirade sur la solitude véritable que le tyran meurtrier ne connaît plus : « Seul ! Ah ! si du moins, au lieu de cette solitude empoisonnée de présences qui est la mienne, je pouvais goûter la vraie, le silence et le tremblement d’un arbre ! »

C’est d’ailleurs cette douleur existentielle du personnage (parent selon moi de Lorenzaccio), qu’avait bien analysée Jean-Jacques Brochier, qui le poussera à tuer Cæsonia, pour « parfaire enfin la solitude éternelle qu’il désire ». Dans cette avant-dernière scène (IV, 13), Mélanie Pichot incarne avec ardeur cette vieille maîtresse (magnifique personnage de théâtre), qui n’en peut plus de voir celui qu’elle aime malgré tout, envers et contre tous, se détruire peu à peu et jouir de « cette liberté épouvantable » : « Tous les jours, je vois mourir un peu plus en toi ce qui a figure d’homme. » Juste avant d’être tuée, et d’accepter la mort de sa main, elle entendra avec bonheur son jeune amant lui avouer : « J’ai conscience seulement, et c’est le plus terrible, que cette tendresse honteuse est le seul sentiment pur que ma vie m’ait jusqu’ici donné. » Tout en l’étranglant, Caligula affirme : « Sans elle, [la liberté], j’eusse été un homme satisfait. Grâce à elle, j’ai conquis la divine clairvoyance du solitaire. »

Et c’est ainsi que, dans la dernière scène, désabusé de tout, l’empereur fou va vers sa mort qui l’attend dans le miroir, conscient de l’échec de sa quête. Dans un dernier appel à son fidèle Hélicon, il s’écrie : « Je n’ai pas pris la voie qu’il fallait, je n’aboutis à rien. Ma liberté n’est pas la bonne, Hélicon ! Hélicon ! » La mise en scène d’Emmanuel Ray montre alors avec une rare puissance la mort de Caligula. Plaqué par les conjurés contre le grand miroir rectangulaire, dans un ultime mouvement de résistance d’ « homme révolté »,  « dans un dernier hoquet », il hurle : « Je suis encore vivant ! »

Et c’est bien là tout le mérite de la belle scénographie d’Emmanuel Ray de nous confirmer que Camus est tout, sauf « un philosophe de classes terminales ». Elle met remarquablement en images les aberrations  mentales d’un personnage qui incarne « la révolte contre les limites de la condition humaine ». Si Caligula est certes un personnage négatif, il n’en possède pas moins « une grandeur métaphysique indéniable », ainsi que le disait très justement Jean-Jacques Brochier.

Sources :

Caligula, in Albert Camus, Théâtre, Récits, Nouvelles, Bibliothèque de la Pléiade (Notes de Roger Quillot)

Caligula, Dossier de presse, Théâtre de l’Epée de Bois