Livrez-vous à la folie de Caligula



Livrez-vous à la folie de Caligula: cette pièce va vous déchirer l’esprit autant que l’âme
Publié le jeudi 22 janvier 2015 23:57 Par Florence Gopikian Yérémian

CALIGULA… Bien des noms peuvent désigner cet empereur romain aussi tyrannique que mégalomane: Caïus l’incestueux, César le fou, Caligula le despote… Malgré toutes les perversions qui lui incombent, une qualité évidente prédomine pourtant chez cet être éternellement insatisfait: la lucidité.

Déçu par la malheureuse destinée des hommes et le mensonge qui régit le monde, ce singulier Princeps a donc choisi de se révolter et de vivre dans la vérité la plus totale. Voulant égaler la puissance des Dieux, il a décidé que lui aussi pouvait changer l’ordre des choses et régner en maitre sur cette triste Terre. Pris au piège dans ce jeu étrange, il en a poussé les limites aux pires atrocités en rendant possible l’inconcevable. Voilà pourquoi Caligula s’accapare la fortune de ses citoyens, extermine sans scrupule les sénateurs qui le contrarient et viole leurs épouses quand bon lui semble… Emporté dans ce carnage apparemment absurde, cet empereur démoniaque tente désespérément de croire à son immortalité mais lorsqu’il fait face au miroir de son âme, il a conscience d’avoir échoué dans sa terrible mise en scène : victime de sa démesure, il sait que la faucheuse le guette à l’exemple de tous les mortels et décide héroïquement de programmer son propre suicide…

En écrivant cette superbe pièce philosophique, Albert Camus met au défi le métier d’acteur. Le rôle de Caligula nécessite en effet une très grande maitrise d’interprétation car ce personnage possède autant de clairvoyance que de folie. Au sein de ce registre double et contradictoire, le jeune comédien Matthieu Genet s’en sort à merveille. Malgré son teint livide et sa frêle silhouette, il dégage une véritable autorité qu’il parvient à contrecarrer d’une étrange sensibilité durant les rares moments de conscience de son protagoniste. La diction impassible, le front torve et l’esprit fou, Matthieu Genet submerge graduellement toute la scène de sa tyrannie. Aussi cruel qu’hystérique, il se plonge sans aucune hésitation dans les transes de cet empereur schizophrène allant jusqu’à asperger son corps vénusien d’un argile visqueux ou purifier sa chair totalement dénudée dans des eaux rédemptrices.
Afin de servir ce monstre régnant, une cohorte de faux fidèles déambulent à ses côtés. Parmi ses serviteurs, quatre légats de l’Empire Romain ne le quittent quasiment pas. Parlant à l’unisson du bout de leurs micros, ces acteurs nous font songer à une hydre dont la voix robotique crie publiquement l’éloge de son bourreau afin de mieux le haïr dans l’ombre de son tourment. Parallèlement à ce quatuor martyrisé de comploteurs se distinguent quelques grandes figures : il y a tout d’abord Hélicon l’esclave boiteux (Thomas Marceul) qui sert l’Imperator avec une totale dévotion, Cherea le littérateur (Jean-Christophe Cochard) qui prône l’équilibre jusque dans le mensonge, et puis il y a Scipion. Scipion le pur, Scipion le poète dont la seule vue exaspère l’Empereur tant elle lui montre une autre possibilité de concevoir la vie: par le biais de l’amour. Au coeur de cet essaim viril, bourdonne enfin la belle Caesonia. Seule femme active de la pièce, elle est interprétée avec beaucoup de talent par Mélanie Pichot. Aussi fébrile que dominatrice, il émane de cette fallacieuse complice de Caligula une certaine masculinité tant par son allure aux cheveux courts que par son élocution.

Voulant intensifier la dramaturgie de ce plateau mortuaire, Emmanuel Ray a opté pour une mise en scène sombre et profonde. Au coeur d’un abime théâtral symbolisant l’esprit tourmenté de Caligula, il a placé en suspens un étrange monolithe de plexiglas. Miroitant dans la nuit, cet objet immense et énigmatique sert tour à tour de table, de lit de débauche ou de stèle funéraire. Semblable à un miroir de l’âme défiant les actes de Caligula, il se balance au bout d’une corde durant toute la pièce et offre la vérité de ses facettes à qui veut bien les voir. Afin de souligner cette intense spirale de décadence, le musicien Tony Bruneau a, de son côté, orchestré une sono des plus incisives: à travers une foule d’échos lancinants et de réverbérations hypnotiques, il s’amuse à déstabiliser les sens du public en amplifiant l’aspect tortueux de la pièce.
Par delà l’excellente mise en scène d’Emmanuel Ray et l’envoutante prestation des acteurs, fuse le texte de Camus qui rayonne de génie et de psychologie. A chacune des sentences prononcées par « son » Caligula, le spectateur ne peut que se remettre en question: Quelles limites faut-il donner au mal? Au pouvoir? A la vérité? A l’amour? A travers toutes ces interrogations, Albert Camus met son auditoire en abime et le pousse à réfléchir avec lucidité sur le sens d’une vie aussi absurde qu’éphémère.
Il y a une effrayante logique au comportement exalté et sans limite qu’il confère au personnage de Caligula : la cervelle de cet empereur semble confuse mais ses paroles sont plus que limpides. Avec une rigueur obstinée et une démonstration quasi mathématique, ce Princeps parvient parfaitement à mettre en accord sa pensée avec chacun de ses actes. Aussi folle soit sa logique, cet empereur persiste à la mener jusqu’au bout car c’est effectivement la seule façon de s’affranchir de sa servile condition d’humain: « Ce monde est sans importance et qui le reconnait acquiert sa liberté …»
Allez, avouons-le, il y a un peu de Caligula en chacun d’entre nous. Encore faut-il en prendre conscience pour se jouer des normes sociales et du regard d’autrui… quitte à perdre pied.

Caligula ? Un texte effrayant de vérité servi par une troupe magnifique.