“Jouer un empereur fou à l’époque d’un président normal !”



Dany Toubiana  29 janvier 2015

“Jouer un empereur fou à l’époque d’un président normal !” La boutade est de Mathieu Genet, le comédien qui interprète le rôle de Caligula dans la pièce éponyme d’Albert Camus. Revenir à cette œuvre de jeunesse d’Albert Camus, c’est peut-être se demander si le désir de pouvoir et son exercice ne conduisent pas justement à abandonner toute idée de normalité. 

Publiée en 1945, écrite dans les heures noires que traversait la France, “Caligula” met en scène un personnage “impossible” qui veut changer l’ordre du monde en instaurant une autre logique, celle de son pouvoir délirant, celle d’un mal absolu. Suite à la mort de Drusila, sa sœur et amante, l’empereur Caligula sombre, peu à peu, dans l’incohérence et la folie. Le monde lui paraît insupportable, injuste et il ne souhaite qu’une chose : y échapper. “Il se sent tout à coup un besoin d’impossible” aussi réclame-t-il la lune, le bonheur, l’immortalité, la liberté absolue, n’importe quoi qui n’appartienne pas à ce monde. Infidèle à l’homme, par fidélité à lui-même, Caligula consent à mourir pour avoir compris qu’aucun être ne peut se sauver tout seul et “qu’on ne peut être libre contre les autres hommes”.

Une quête de l’impossible…
Est-ce qu’on avance en préservant les normes ou en les bousculant ? Est-ce qu’il ne faut pas parfois passer par la destruction pour faire jaillir certaines vérités ? Après avoir mis en scène d’autres personnages en quête d’impossible comme Électre, Jeanne d’Arc ou Don Quichotte, Emmanuel Ray fait de Caligula un enfant aux rêves bafoués. Mathieu Genet en donne une interprétation magistrale. Halluciné, il conduit son personnage à la limite de la transe sans jamais tomber dans l’exagération ou le surjeu. Tour à tour, enfant joueur, puis apeuré, solitaire et possédé par un idéal qui ne peut que l’emmener vers la folie, l’acteur nous laisse entrevoir sous la monstruosité, la révolte du personnage contre les limites de la condition humaine.

Sur un plateau aux pavés disjoints, dominé par deux murs de pierre en fond, la mise en scène d’Emmanuel Ray joue sur le minéral, le tranchant, le rugueux. Au centre, un miroir monolithique sert de table pour des repas d’orgie ou de table sacrificielle, de miroir déformant, d’autel pour défier les dieux…Intrigant, il reflète la lumière, la casse, dédouble les actions ou les cache, devenant ainsi l’élément fondateur d’une théâtralité assumée.

Face à ce Caligula jouissant d’un pouvoir sans illusions, qui fait de la terreur une sorte de jeu d’enfant pervers, Emmanuel Ray joue sur la choralité pour mettre en scène les autres personnages. Isolant leurs actions ou leur faisant dire le texte dans un choeur a capella à la tribune du sénat, la cohorte des sénateurs ridiculisés et spoliés qui s’agitent derrière leur micros, jouent tirent l’action d’abord vers le burlesque et surtout vers le cruel. Au milieu de ces personnages quelque peu interchangeables, se fait entendre parfois une voix qui s’oppose (le poète Scipion) ou qui parle de fidélité (Hélicon) ou même d’amour (Caesonia). Les lumières de Natacha Boulet-Räber jouent de l’ombre et des ténèbres. Découpant les espaces et les personnages au scalpel, elles évoquent, la lune, les souterrains, le secret…

Entre deux noirs d’une fraction de seconde, se dressent les corps des personnages là où on ne les attend pas. L’éclairage comme le travail sur le son de Tony Bruneau (piano sur scène et sons additionnels) participent de la tension générale de l’ensemble du spectacle. “Je suis encore vivant” sont les derniers mots de Caligula en train de mourir, alors que son visage se reflète une dernière fois dans le miroir vertical qui tourne, peut-être comme une transcendance que Camus récuse. Comme un dernier rêve ou un dernier cauchemar. Monstre ou ange ? Et si la sagesse et la folie étaient deux expressions d’un même désir : briser les miroirs et interroger notre humanité?